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Riposte - le journal de Bertrand D.
27 décembre 2005

Chronique de Laurent Gloaguen : années 70, nos années sida...

J’ai toujours vécu avec le sida, alors même qu’il ne portait pas encore ce nom acronyme à la sonorité étrange. Il a accompagné ma vie d’adulte et l’a balisé de ponctuations tragiques.

L’été de mes dix-sept ans, en vacances sur la Côte d’Azur, j’assumais enfin pleifabrice_emaersnement mon homosexualité et je rencontrais le premier homme avec qui j’entretiendrais une relation stable, Jean D.

Mais déjà, les magazines racoleurs titraient au dessus de photos ignobles “le cancer gay”. Nous ne nous inquiétions guère, c’était si loin, c’était aux États-Unis. Juste une ombre confuse qui ne saurait troubler cet été dédié au soleil, au sexe et à la mer.

Pourtant, Jean D. revenait de New York. Cadre dans une multinationale de la lessive et du savon, il avait été muté quelques années aux États-Unis. Il me racontait la débauche et la frénésie qui semblait régner ces années-là dans la grosse pomme. C’était le rêve américain… À côté, la vie homo à Paris semblait provinciale. Le quartier gay, c’était encore la rue Saint-Anne avec sa petite dizaine d’établissements, cet étrange mélange de prostitution et de paillettes, où un mineur toxico en fin de parcours, vendant le peu qu’il lui restait de dignité, pouvait croiser Diana Ross ou Eartha Kitt sortant du Sept de Fabrice Emaer. Rétrospectivement, tout cela était un peu minable, mais cette époque était celle de ma jeunesse et j’en garde une certaine nostalgie. Et surtout, c’était avant que la chape de plomb des années sida ne s’abatte sur nous. C’était les derniers feux d’artifice d’une période totalement révolue. Très rapidement, le cancer gay est devenu une réalité tangible, autre qu’une vague menace outre-Atlantique.

Alors, je suis rentré dans la dénégation. Je changeais de chaîne quand on en parlait à la télé, j’évitais les rares connaissances que je craignais d’être séropositives. Je voulais continuer à vivre sur ma lancée, fuir cette réalité sombre et angoissante. Ma jeunesse égocentrique était toute dédiée au plaisir et au divertissement. Il y avait bien le copain du pianiste, que j’étais obligé de côtoyer, qui dépérissait de semaine en semaine; je faisais semblant de ne pas m’en apercevoir et il ne m’est même pas venu à l’idée de m’inquiéter de sa mort. Je ne voulais pas que ce genre de détail sordide vienne déparer le tableau artificiel et chatoyant de la vie rêvée que je souhaitais me construire.

Mais la réalité est têtue. Elle vous rattrape toujours et si vous avez couru pour lui échapper, la claque en retour n’en est que plus vive. Mon carnet d’adresses et de relations est devenu, en l’espace de très peu de temps, un véritable cimetière, pas une page sans un nom biffé avec plus ou moins de rage au coeur. Une hécatombe. Mon monde tombait en morceaux, mon paysage se décomposait, ma famille d’adoption était décimée, l’obscurité commençait à m’encercler. Je réalisais que j’étais seul au monde. Et enfin, la maturité naissante aidant, j’étais prêt à l’amour. Je sortais de mon cocon égoïste, j’ouvrais peu à peu les portes et l’idée du don de soi prenait corps.

Je suis donc tombé amoureux, entièrement, follement, à m’en brûler. Il avait tout pour me séduire, une part de mystère et l’amour des mots. Il me fascinait, il s’appelait Marc. J’étais aveugle.

Il a attendu un mois avant de me le dire et ses paroles m’ont sidéré, décomposé. À les entendre, je me sentais m’effondrer intérieurement. Il avait le sida. Non, non, pas simplement séropositif. Il avait le sida depuis plusieurs années, ses CD4 étaient indétectables.

C’en était trop. J’ai pleuré. Il m’a dit durement “tu pleures sur toi-même” et il avait raison.

Plus jeune, je m’en serais allé immédiatement. Mais je suis resté, pour le meilleur, comme pour le pire, et ma vie en fut irrémédiablement changée, sur ses bases les plus profondes, pour ne pas dire ravagée de fond en comble.

Inévitablement, l’année irréparable devait arriver. Je me souviens avec précision du sentiment éprouvé à voir les bourgeons éclater au printemps tout en sachant que ces feuilles naissantes auraient probablement une durée de vie plus longue que celle de l’homme de ma vie, et qu’avec certitude ce serait son dernier printemps.

Il est mort en décembre, un peu avant Noël, à la fin d’un long parcours de déchéances successives. J’ai hurlé ma haine de ce monde cruel en serrant son corps inerte dans mes bras. Puis est venu le temps de la douleur.

Le sida a profondément marqué ma vie. Il en a fait ses grandes orientations, l’a ponctué d’événements, et modifié en profondeur ma façon de voir les choses et de vivre. Peut-être fut-il aussi pour moi une grâce, certes douloureuse, mais au combien édifiante. Je sais que je peux choquer en disant cela, mais je pense que l’homme se construit au grè d’épreuves surmontées et dépassées. Le sida a fait de moi un homme meilleur. Mais, putain, dans la douleur.

2004. Les huit dixièmes des gens que j’ai connus entre 1983 et 1995 sont aujourd’hui morts. Je me fais l’effet d’un ancien combattant d’une terrible guerre. Je ne comprends toujours pas comment j’ai fait pour passer au travers. Et j’ai mis beaucoup de temps pour échapper à la culpabilité du survivant. Que dire alors quand je vois des récents sondages sur les pratiques du sexe sans risques, notamment chez les jeunes, sinon : à quoi ont servi tous ces morts, à quoi ont servi tous ses combats et toute cette énergie ? Dans nos sociétés occidentales, c’est maintenant la saison du relapse et de l’inconscience, en partie à cause des poly-thérapies que l’on croit, à tort, efficaces à 100 %.

Le cynisme de l’épidémie se poursuit aujourd’hui : la mort de pédés blancs, cela ne concernait déjà pas grand monde, mais quand maintenant cela décime les nègres en Afrique, c’est la démobilisation générale. Comme quoi, le sida fut et est encore le révélateur des failles profondes de nos sociétés. On peut même mettre cela en équation : 1 hétéro blanc = 10 pédés blancs = 1000 nègres. Toute une échelle de valeurs.

D’ailleurs, le sida, vous n’avez plus qu’une journée pour y penser, et c’est aujourd’hui.

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