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Riposte - le journal de Bertrand D.
30 janvier 2006

Proposition n°1 : avoir les clefs du changement plus que le réclamer tout le temps

Robin Hahnel, professeur d’économie à l’université de Washington et Michael Albert, activiste américain bien connu, ont élaboré, au début des années 1990, un modèle économique qu’ils ont appelé Participatory Economics ou Parecon — ce que je propose ici de rendre par Écopar.

 

Ce très ambitieux travail est quelque peu connu aux États-Unis, du moins dans le milieu des économistes "progressistes". L’Écopar vise à concevoir et à rendre possible la mise en place d’institutions économiques qui permettent la réalisation de fonctions précises, assignées à de telles institutions, mais dans le respect de certaines valeurs, dont les auteurs soutiennent qu’elles sont justement celles que la gauche a jugées et juge toujours fondamentales.

 

L’ambition de ce modèle est la suivante: "Nous cherchons à définir une économie qui distribue de manière équitable les obligations et les bénéfices du travail social; qui assure l’implication des membres dans les prises de décision à proportion des effets que ces décisions ont sur eux; qui développe le potentiel humain pour la créativité, la coopération et l’empathie; et qui utilise de  manière efficiente les ressources humaines et naturelles dans ce monde que nous  habitons — un monde écologique où se croisent de complexes réseaux d’effets  privés et publics. En un mot: nous souhaitons une économie équitable et  efficiente qui promeuve l’autogestion, la solidarité et la variété.



Efficience, Equité, Autogestion, Solidarité, Variété

 

Quels critères évaluatifs convient-il d’employer pour juger d’institutions économiques? Avant de proposer leur propre modèle, Albert et Hahnel ont consacré un important travail à répondre à cette question.[1] Au terme de leurs analyses, ils proposent un modèle dit de "préférences endogènes" qui débouche sur une substantielle reformulation des critères évaluatifs habituellement retenus pour juger des économies. Pour aller rapidement à l’essentiel, rappelons qu’ils acceptent l’optimum de Pareto comme critère de l’efficience économique, mais qu’ils le relient à une conception des sujets conçus comme agents conscients et dont les préférences et caractéristiques sont susceptibles de se développer et de se préciser avec le temps. Cette définition de l’efficience est le premier  critère évaluatif retenu.

 

Le deuxième est l’équité. La plupart des économistes retiennent également ce  critère et l’Écopar convient d’emblée de ce qu’elle est une caractéristique désirable d’une économie.[2] Mais Albert et Hahnel rappellent aussi que quatre  maximes distributives concurrentes, correspondant à quatre écoles de pensée également concurrentes, proposent autant de définitions de ce qui constitue l’équité. Les voici:

 

           • Maxime distributive 1: Paiement selon la contribution de la personne ainsi que celle des propriétés  détenues par elle.

           • Maxime distributive 2: Paiement selon la contribution personnelle.

           • Maxime distributive 3: Paiement selon l’effort.

           • Maxime distributive 4: Paiement selon le besoin.

La plupart des économistes, on le sait, adoptent les maximes 1 ou 2. Les  progressistes, quant à eux, ont maintes fois exprimé leur préférence pour la maxime 4. Tout en reconnaissant que c’est vers elle qu’il faut tendre, l’Écopar opte pour la maxime 3 et se construit donc, hic et nunc, à partir de l’idée de rémunération selon l’effort.

 

Le troisième critère évaluatif est l’autogestion (ce par quoi je propose de rendre ce que les auteurs nomment self-management). De longues analyses sont consacrées à cette propriété. Ici encore, pour aller rapidement à l’essentiel, disons simplement que les auteurs aboutissent à une définition de l’autogestion entendue comme le fait que la voix de chacun a de l’impact sur une décision à proportion de ce qu’il sera affecté par cette décision. Albert et Hahnel tiennent  avec raison cette définition de l’autogestion comme un des apports les plus originaux, novateurs et lourds d’impact de l’Écopar.

 

Le quatrième critère évaluatif est la solidarité, entendue comme la considération égale du bien-être des autres.

 

Le cinquième et dernier critère évaluatif est la variété, entendue comme diversité des outputs.

 

Armés de ces critères, demandons-nous ce qu’on peut penser des institutions économiques qui s’offrent à nous. Plus précisément, nous chercherons à déterminer dans quelle mesure des institutions d’allocation, de même que des institutions de production et de consommation, permettent — ou non — de s’approcher de ces valeurs désirables que nous venons de poser. Deux institutions allocatives s’offrent à notre examen: le marché et la planification centrale.

 

 

Ni marché ni planification centrale

 

La critique du marché occupe une part importante du travail préalable accompli par les auteurs. Au terme de ce travail, ils concluent que loin d’être cette  institution socialement neutre et efficiente dont on vante parfois les mérites, le marché érode inexorablement la solidarité, valorise la compétition, pénalise la coopération, ne renseigne pas adéquatement sur les coûts et bénéfices sociaux des choix individuels (notamment par l’externalisation), suppose la hiérarchie du travail et alloue mal les ressources disponibles. Pour résumer plus simplement cette position à laquelle les auteurs parviennent, voici ce que me déclarait Michael Albert, lors d’un récent entretien: "Le marché, même à gauche, ne fait  plus guère l’objet d’aucune critique, tant la propagande a réussi à convaincre tous et chacun de ses bienfaits. Je pense pour ma part que le marché est une des pires créations de l’humanité. Le marché est quelque chose dont la structure et la dynamique garantit la création d’une longue série de maux, qui vont de l’aliénation à des attitudes et des comportements antisociaux en passant par une répartition injuste des richesses. Je suis donc un abolitionniste des marchés, — même si je sais bien qu’ils ne disparaîtront pas demain —, mais je le suis de la même manière que je suis un abolitionniste du racisme." La planification centrale, comme institution d’allocation, ne passe guère mieux le test que lui font subir nos cinq critères évaluatifs. Pour qu’un système d’allocation par  planification centrale soit efficient, on reconnaît généralement qu’il doit satisfaire à un certain nombre de contraintes préalables. En particulier, les décideurs doivent connaître et maîtriser l’information nécessaire pour effectuer les calculs permettant l’élaboration du plan et pouvoir imposer les incitatifs qui assureront que les agents économiques accompliront leurs tâches respectives. La plupart des économistes contemporains refusent d’accorder ces préalables et conviennent avec Von Mises et les néoclassiques que l’impossibilité de les concéder en théorie signe l’impossibilité pratique des économies de planification centrale. Albert et Hahnel montrent pour leur part que même si on accorde ces improbables prémisses, de telles économies seront toujours inacceptables du point de vue des critères évaluatifs qu’ils proposent. Si le marché détruit systématiquement la solidarité, la planification centrale détruit systématiquement l’autogestion, empêche la détermination par chacun de préférences personnelles qui prennent en compte de manière raisonnable les conséquences sociales de ses choix. Au total, la planification centrale promeut la montée d’une classe de coordonnateurs en plus de générer de bien piètres résultats.

 

Si cette analyse est juste, ni le marché ni la planification centrale ne peuvent générer des résultats qui soient conformes aux critères évaluatifs avancés. Il faut donc inventer une nouvelle procédure d’allocation: ce que se propose justement l’Écopar.

 

 

Production, Propriété, Consommation

 

Qu’en est-il à présent des institutions de consommation et de production? Cette fois encore, c’est à la lumière des critères évaluatifs mis en avant par l’Écopar qu’il convient de les jauger afin de décider si celles qui existent pourraient convenir à une économie participative.

 

La propriété privée est le premier candidat au titre d’institution de production. Dans son acception libérale, la liberté d’entreprendre et le droit de jouir sans entrave des fruits de son activité sont considérés conjointement comme étant fondamentaux — voire naturels, du moins dans les versions naturalistes du libéralisme. Cette liberté économique serait en outre au cœur des libertés politiques. Les critères évaluatifs que nous avons rappelés nous indiquent déjà que l’Écopar, optant pour une définition de la liberté économique entendue comme autogestion, refuse la propriété privée des moyens de production, qui mine à la fois cette autogestion, la solidarité et l’équité — dans la mesure où elle ne rémunère pas selon l’effort et adopte plutôt la première maxime distributive.

 

Enfin, au nom de l’équité et de la solidarité, une économie participative refusera aussi toute organisation hiérarchique du travail, fut-elle instaurée au sein de lieux de production qui seraient détenus collectivement. Reste à faire la preuve que la production peut demeurer efficiente tout en étant non-hiérarchique — nous y reviendrons.

 

Terminons par un examen des institutions de consommation. Les économies existantes ne leur consacrent que très peu d’analyses et l’acceptation de caractéristiques hiérarchiques dans la production induit l’acceptation d’une consommation inégalitaire. Une économie participative proposera donc des  institutions et des relations de consommation non-hiérarchiques, permettant une  participation équitable à la production.

 

Le problème de la production, tel qu’il se pose à une économie participative, est  essentiellement d’assurer une démocratie participative dans les lieux de travail. Démocratie par laquelle sont exclues les relations hiérarchiques et respectées les critères évaluatifs mis de l’avant par une telle économie tout en assurant que chacun sera en mesure de prendre une part réelle et significative dans les  prises de décision.

Cette fois encore, je suis contraint d’aller rapidement à l’essentiel, pour en  arriver directement, par-delà l’argumentation qui y conduit, à l’idée de Balanced Job Complex, concept que je propose de rendre par "ensemble équilibré de tâches". Il s’agit ici d’une des innovations majeures de l’Écopar.


 

Ensemble équilibré des tâches

 

La proposition est au fond fort simple. Au sein des lieux de production d’une Écopar, personne n’occupe à proprement parler un emploi, du moins au sens où ce terme est entendu d’ordinaire. Chacun s’occupe plutôt d’un ensemble de tâches, lequel est comparable, du point de vue de ses avantages, de ses inconvénients ainsi que de son impact sur la capacité de son titulaire à prendre part aux décisions du conseil de travailleurs, à n’importe quel autre ensemble équilibré de tâches au sein de ce lieu de travail. De plus, tous les ensembles de tâches qui existent au sein d’une société fonctionnant selon l’Écopar seront globalement  équilibrés et il arrivera même, pour ce faire, que des travailleurs aient à  accomplir des tâches à l’extérieur de leur lieu de travail.

 

Les créateurs de l’Écopar consacrent beaucoup d’espace, d’énergie et  d’ingéniosité à défendre cette idée, à montrer qu’il est non seulement souhaitable en théorie mais également possible et efficient en pratique de balancer de la sorte les tâches de production qui sont accomplies au sein d’une  économie. Plus précisément, leur argumentaire tend à montrer que cette manière de faire est efficiente, équitable et assure le respect de valeurs préconisées — à commencer, bien évidemment, par l’autogestion, dont elle est une condition nécessaire. Deux arguments sont le plus souvent invoqués contre cette pratique. Je voudrais les rappeler ici afin de montrer comment y répondent les partisans de  l’Écopar.[3]

 

Selon un premier argument, s’il est plausible de penser, comme incite d’ailleurs à le faire une imposante littérature, que le fait de permettre aux travailleurs d’avoir un mot à dire sur leurs tâches accroît l’efficience du travail et sa désirabilité aux yeux de qui l’accomplit, la proposition de construire des  ensembles équilibrés de tâches va bien au-delà et néglige deux éléments capitaux du problème: la rareté du talent ainsi que le coût social de la formation. Partant, cette proposition serait inefficiente. Cet argument est souvent appelé celui du "chirurgien qui change les draps des lits de son hôpital" — c’est sous cette forme qu’il est d’abord apparu.

 

Certes, le talent requis pour devenir chirurgien est sans aucun doute rare et le  coût social de cette formation élevé. Il y a donc bien une perte d’efficience à demander au chirurgien qu’il fasse autre chose que des opérations chirurgicales. Cependant, il est également vrai que la plupart des gens possèdent des talents socialement utiles et dont le développement implique un coût social. Une économie efficiente utilisera et développera ces talents de telle sorte que le coût social de l’accomplissement des tâches routinières et moins intéressantes dépendra peu de qui les réalise. Il ne s’ensuit donc pas des prémisses accordées que le fait pour un chirurgien de changer des draps présente un coût social global prohibitif.

 

Un autre argument couramment employé contre les ensembles équilibrés de tâches veut que la participation promue par cette procédure s’exercera au détriment de l’expertise et de la part prépondérante qui lui revient nécessairement dans la prise de décisions — en particulier si les sujets débattus sont complexes. En fait, l’Écopar ne nie aucunement le rôle de l’expertise. Mais si cette expertise  est précieuse pour déterminer les conséquences des choix qui peuvent être faits, elle demeure muette quand il s’agit de déterminer quelles conséquences sont préférées et préférables. Si l’efficience suppose que des experts soient consultés sur la détermination des conséquences prévisibles des choix — en particulier lorsque ceux-ci sont difficiles à déterminer — elle exige aussi que ceux qui auront à les subir fassent connaître leurs préférences.

 

 

Décision décentralisée

 

Ce que de tels lieux de travail produiront sera déterminé par les demandes formulées par des conseils de consommation. Chaque individu, famille ou unité, appartient ainsi à un conseil de consommation de quartier; chacun de ces conseils appartient à son tour à une fédération parmi d’autres, lesquelles sont réunies en structures de plus en plus englobantes et larges, jusqu’au conseil national.

 

Le niveau de consommation de chacun sera déterminé par la troisième maxime distributive, à savoir le paiement selon l’effort, lequel est évalué par les collègues de travail.

De même, le mécanisme d’allocation consiste en une planification participative décentralisée. Des conseils de travailleurs et des conseils de consommateurs avancent des propositions et les révisent dans le cadre de ce processus qui a fait l’objet d’un travail considérable de la part des créateurs de l’Écopar, qui ont été jusqu’à en construire un modèle formel. Ils y font notamment usage de procédures itératives, proposent des règles de convergence et montrent comment des outils de communication comme les prix, la mesure du travail ainsi que des  informations qualitatives peuvent être utilisées pour parvenir à un plan  efficient et démocratique. Albert et Hahnel considèrent en fait que leur "spécification de cette procédure constitue (leur) plus importante contribution  au développement d’une conception et d’une pratique économique libertaire et égalitaire. "[4]

 

 


[1] ALBERT, M. et HAHNEL, R., Quiet Revolution in Welfare Economics,

Princeton

, NJ: Princeton University Press, 1990; Normand Baillargeon, ibid.

[2] ALBERT, M. et HAHNEL, R., op.cit.,1990.

[3] Je suivrai ici l’exposé de ALBERT, M. et HAHNEL, R., op.cit., 1991, p.8 sq.

[4] Je suivrai ici l’exposé de cette question offert par Robin Hahnel dans The ABC of Political Economy, à paraître sous ce titre en 1999 chez South End Press, Boston.

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