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Riposte - le journal de Bertrand D.
12 janvier 2006

L'étrange étranger : peur de nous-même

"Le 17 juillet dernier, alors que l’actualité était dominée par la météo des plages, plusieurs centaines de roms roumains manifestaient à Paris pour réclamer « une vie meilleure ». Une manif étonnamment joyeuse, compte tenu de la récente intensification de la chasse aux bidonvilles : en un an, les expulsions de Roumains sans papiers - des Roms pour l’essentiel - ont augmenté de 66 %. Mais une fois virés, que deviennent-ils en Roumanie ? Reportage dans les environs de Timisoara.

petit_tzigane_restera_tzigane_pour_les_autres2Les plaines grises à perte de vue : nous sommes au nord-ouest de la Roumanie, à quelques dizaines de kilomètres de Timisoara. Une bifurcation conduit au cœur d’un village d’un millier d’habitants. De part et d’autre de l’unique route s’opposent des petites maisons qui sentent la mouise et quelques luxueuses demeures au style ampoulé. L’allée est déserte, mis à part une poignée d’enfants qui jouent. Dépassant l’église, le taxi s’arrête devant une modeste demeure. « Bonjour monsieur ! Vous êtes français ? Comment vous vous appelez ? », questionne, dans un français dénué d’accent, l’un des deux gamins qui se tiennent devant le portail. Iasmin et Bogdan ont respectivement 8 et 6 ans, ils sont nés en France, à Melun. Ils font partie de ces roms qui ont tenté le tour de France des terrains vagues et des camps de caravanes, de Choisy-le-Roi à Rungis, de Lieusaint à Palaiseau. Des lambeaux de territoire sur lesquels le gouvernement s’acharne depuis deux ans. Chassés de France où ils étaient scolarisés, les deux gosses s’expriment en trois langues : le français, le roumain et le romani, la langue des roms. « On veut rentrer en France retrouver nos copains Sofian et Nathan, mais on est trop loin », dit Bogdan, rentré l’été dernier avec son frère et ses parents. La maison est petite mais accueillante. Deux pièces meublées avec le strict minimum (des lits, des chaises, une table), chauffage au bois, toilettes au fond du jardin. « Ce logement n’est pas à moi, c’est ma belle-mère qui nous le prête », s’excuse Cristian, le père, âgé de 29 ans. Lui et sa femme Adina ont quitté la Roumanie en 1995, direction Paris. Une entrée illégale bien organisée : cachés dans un train pendant quarante heures, ils sont récupérés à la gare de l’Est par une camionnette puis conduits dans un campement de caravanes. Quelques mois plus tard, Adina donne naissance à son premier enfant. « Quand j’étais jeune, j’ai vécu dans un orphelinat, raconte Cristian. Je n’avais rien et j’ai toujours rêvé de partir en France. Là-bas, à Choisy-le-Roi, on a vécu pendant huit ans à six dans une caravane, mais c’était mieux qu’ici. On avait de quoi manger, s’habiller, travailler et les enfants allaient à l’école. » En France, la famille s’adapte petit à petit. Cristian et Adina déposent des demandes de régularisation, systématiquement rejetées. Faute de permis de travail, le père multiplie les boulots au noir. Il vend de la maroquinerie sur les marchés, travaille dans le bâtiment et parfois jardine. Jusqu’à l’aube du 3 décembre 2002, quand trois cents gendarmes et cent cinquante policiers sont venus envahir trois camps de caravanes à Choisy-le-Roi. Sarkozy avait promis que le problème des bidonvilles dans le Val-de-Marne serait réglé en trois coups de cuillère à pot - « d’ici au mois de novembre » , avait-il annoncé le 3 octobre. Promesse tenue. « On a été réveillés à 5 heures du matin avec des coups de pied dans la porte. Ils criaient : “Réveillez vous, les Roumains, on se barre !”. Il y avait trois cents policiers pour sept caravanes... On ne comprenait pas ce qui se passait. Ils nous ont demandé nos papiers mais on était tous en règle. Les policiers n’arrêtaient pas de dire : “Mais c’est pas vrai ! On a perdu une nuit !” », relate Cristian. Bilan de l’opération : un total de 163 personnes évacuées des trois sites, dont 55 sont en situation irrégulière. Le lendemain, la préfecture déclarera que l’opération de police s’est déroulée « sans incident et dans le respect des personnes »...

La famille de Cristian est relogée dans un foyer de jeunes travailleurs. Puis reçoit son arrêté de reconduite à la frontière. Le père multiplie les recours auprès du maire, du préfet et du président du tribunal de Melun, mais en vain : « Je n’ai jamais reçu de réponse. » En juillet 2003, de guerre lasse, ils décident de rentrer en Roumanie, au risque d’y être enfermés à ciel ouvert. Quelques mois plus tôt, au cours d’une visite très médiatisée à Bucarest, Sarkozy a signé avec son homologue roumain une convention prévoyant de confisquer leur passeport aux expulsés. Pour garder le leur, Cristian et Adina lâchent 500 euros de bakchich aux douaniers. Leur retour au pays s’apparente à un nouvel exil. Au village, ils glanent les petits boulots que les voisins, déjà pas riches, veulent bien leur proposer de temps en temps. Aujourd’hui, ils vont couper du bois chez un couple de personnes âgées. Cristian enfourche son vélo après s’être enfilé quelques verres de tsuica - un alcool fort à base de prunes ou de pommes - et nous salue. Adina le rejoindra un peu plus tard. Depuis qu’ils ont quitté la France, ils n’ont qu’une seule idée en tête : y retourner. Dehors, sur le chemin principal, des gamins à vélo nous interpellent en français. Impossible de rencontrer leurs parents : témoigner dans la presse pourrait réduire à néant leurs chances de repartir, c’est du moins ce qu’ils craignent. Plus loin, dans une petite maison de deux pièces, trois cousins expulsés il y a quelques mois survivent sans travail avec trois autres membres de leur famille.

Enfoncé dans un fauteuil, Iosif sourit. Ce jeune homme de 27 ans, père de quatre enfants restés en France, a le sourire facile. Émigré en 1994, il a vendu des journaux à la criée dans Paris, puis travaillé dans le bâtiment, jusqu’à cette matinée de mars 2003 où il a été réveillé par les forces de police sur un terrain de Moisy. « Ils m’ont mis les menottes et m’ont envoyé au commissariat, j’y suis resté une journée, explique-t-il dans un français impeccable. Après, ils m’ont amené à l’aéroport où je suis resté huit jours, avant d’être renvoyé en Roumanie, accompagné par deux policiers. » À son arrivée à Bucarest, on lui retire son passeport. Puis on lui notifie une interdiction de sortie du territoire roumain jusqu’en 2007. De son portefeuille, étroit comme les frontières de son pays, Iosif extrait les documents du ministère de l’intérieur roumain. « Je ne peux pas rester comme ça tout seul, j’ai mes enfants et ma famille en France. Ici je me sens en prison », dit-il. Expulsé avec lui par le même avion, son cousin Mitica vivait en France depuis dix ans. Comme celle de Iosif, son expulsion est juridiquement douteuse. Après un aller-retour en Roumanie, Mitica détenait une autorisation de séjour de trois mois, toujours valable au moment de son renvoi à Bucarest. Assis en face dans le canapé, il y a George, le troisième cousin. Sa femme, Corina, nous tourne le dos. Elle lit silencieusement la Bible tout en surveillant du coin de l’œil leur enfant Ioan. George était encore adolescent lorsque sa mère et lui sont arrivés en France en 1992. « Là-bas je gagnais de l’argent, ici il n’y pas de travail. Demain il faut que je paie le courant, mais on n’a pas d’argent. Qu’est-ce qu’on va faire ? » Son parcours est semblable à celui de Iosif : ventes de journaux, maçonnerie, nettoyage. Ses demandes d’asile territorial ont toutes été rejetées. Jusqu’à ce que lui parvienne son arrêté de reconduite à la frontière. George est expulsé menottes aux poings en juillet 2003. Corina le rejoindra un peu plus tard, avec leur gosse de deux ans né à Villeneuve-Saint-Georges. « Vous voyez ici comment on vit dans la galère. En France, des gens me disaient : “Vous les Roumains, repartez en Roumanie !” Mais si quelqu’un venait ici pour voir dans quelles conditions on vit... qu’est-ce qu’il dirait ? Sans doute que c’est mieux que je reste en France », lâche George d’un ton amer.

aux_abords_de_timisoaraDe retour à Timisoara, dans un quartier reculé, nous pénétrons sur un terrain vague couvert de petites baraques, d’une dizaine de mètres carrés, faites de briques et de tôles. À l’intérieur s’entassent des familles roms qui n’imaginent pas quitter la Roumanie, n’ayant pas même de quoi se payer un billet de bus. À peine un kilomètre plus loin, d’immenses bâtisses en sucre-glace dominent la grisaille, petits châteaux pour nouveaux riches et grosses cylindrées. « Cette maison-ci appartient à un rom qui habite encore en Allemagne. Celle-là est inhabitée, mais ils ont besoin de montrer qu’ils sont riches, qu’ils ont réussi dans la vie », explique Mircea, un rom lui aussi, qui anime tous les mois une émission de radio à Timisoara. Le contraste est saisissant : d’un côté de la rue, une poignée de nantis qui exhibent leurs dorures, de l’autre, les laissés pour compte d’un système de plus en plus discriminatoire, la solidarité des uns pour les autres n’étant, ici comme ailleurs, qu’un mythe.

Quelques jours plus tard, au café d’une station-service, nous rencontrons Valentin, 32 ans, trois enfants, douze ans de vie en France et une multitude de petits boulots dans le bâtiment, le nettoyage et même un cimetière : « Je travaillais partout où l’on avait besoin de moi ». D’après Rom 77, une association de Seine-et-Marne, la soudaine expulsion de Valentin n’a rien de surprenant : il était l’un des rares Roumains à se battre pour une solution collective de régularisation, l’un des initiateurs d’un mouvement encore timide mais grandissant qui s’est traduit par la manifestation du 17 juillet dernier. Ce jour-là, et pour la première fois de leur vie, plusieurs centaines de roms ont défilé dans la capitale pour dire leur exaspération d’être chassés de bidonville en bidonville et de pays en pays. Mais Valentin n’a pas fait partie du cortège. Éjecté en Roumanie, il vit désormais chez sa mère. « Je ne peux toucher ni le chômage, ni le RMI, dit-il. Ici il n’y a pas d’argent, pas de travail. Je ne peux pas rester vivre comme ça. » En 2003, les expulsions de Roumains sans papiers - roms pour la plupart - a augmenté de 66 % par rapport à l’année précédente. Et même si Sarkozy n’est plus là pour diriger la meute, la chasse n’est pas près de s’arrêter. Deux jours seulement après la manif parisienne, les derniers roms qui occupaient le bidonville de Gerland, à Lyon, ont préféré partir d’eux-mêmes plutôt que d’attendre la descente programmée des troupes de police. Au cours d’une séance au Sénat le 9 octobre 2003, le ministre de l’Intérieur déclarait : « Que me reproche-t-on au sujet des 3 500 à 4 000 Roumains en situation irrégulière : d’en avoir expulsé mille cinq cents ? Ou d’avoir laissé les autres échapper à ce sort ? Si c’est la seconde hypothèse qui est la bonne, rassurez-vous, je terminerai le travail. » "

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