Pieer Seel, nous souvenir à jamais
"Pour un plaisir, mille douleurs."
Citation de François Villon (1463)
Cette
phrase résume le destin tragique de cet homme marqué à jamais dans son cœur et
dans son corps, par la cruauté nazie.
Pierre Seel se souvient…
"Les zazous étaient
bien évidemment détestés des nazis qui, de l'autre côté du Rhin, avaient depuis
longtemps décimé l'avant-garde culturelle allemande, interdit le jazz et tous
les signes visibles d'une quelconque particularité comme autant de
dégénérescences de la culture germanique et d'excentricités insolentes à
l'égard de l'ordre nouveau. En tant que zazou, je bénéficiai donc d'un
traitement de faveur."
Le
destin de ce jeune dandy élégant et raffiné de 17 ans bascule un jour de
1939. Pierre Seel se fait voler sa montre par un inconnu dans un lieu de drague
de Mulhouse. Il dépose, alors, une plainte au commissariat de la ville, qui la
classe dans le fichier "homosexuel".
"Et surtout, comment
imaginer que j'allais, à cause de cela, tomber dans les griffes des nazis
?"
A
18 ans, quelques mois après l'invasion de l'Allemagne en Alsace et en France,
il se fait arrêter et déporter par la Gestapo, grâce aux fichiers de la police
française. Sa famille ignorait tout de son homosexualité. Avec une douzaine
d'homosexuels, Pierre Seel est arrêté, le 2 mai 41. Il subit, alors, des
tortures inimaginables pendant près de 13 jours et 13 nuits, ininterrompus
:
"Au début, nous
parvînmes à résister à la souffrance. Mais après, ce ne fut plus possible.
L'engrenage de violence s'accéléra. Excédés, par notre résistance, les SS
commencèrent à arracher les ongles de certains d'entre nous. De rage, ils
brisèrent les règles sur lesquelles nous étions agenouillés et s'en servirent
pour nous violer. Nos intestins furent perforés. Le sang giclait de partout.
J'ai encore dans les oreilles nos cris d'atroce douleur."
A
l'aube du 13 mai 1941, il fut déporté au camp de concentration de Schirmeck,
dans la vallée de la Bruche, à 30 km de Strasbourg. Pierre n'y porte pas
le triangle rose, mais la barrette bleue, réservé aux religieux, du fait de son
catholicisme et aux asociaux.
"Aucune des horreurs de
Schirmeck ne me fut épargnée. Je devins rapidement un pantin désarticulé sous
les hurlements des SS, attaché à exécuter toutes sortes d'ordres et de tâches
épuisantes, dangereuses ou simplement ineptes."
Il n'y avait aucune solidarité
pour les homosexuels, ils appartenaient à la caste la plus basse. Les détenus
même entre eux les prenaient comme cible.
Un matin, alors que les
prisonniers sont rassemblés dans la cour, Pierre Seel reconnaît son ami Jo, le
garçon de 18 ans qui fut son premier amour.
"…ils lui enfoncèrent
violemment sur la tête un seau en fer-blanc. Ils lâchèrent sur lui les féroces
chiens de garde du camp, des bergers allemands qui le mordirent d'abord au
bas-ventre et aux cuisses avant de le dévorer sous nos yeux. Ses hurlements de
douleur étaient amplifiés et distordus par le seau sous lequel sa tête
demeurait prise. Raide et chancelant, les yeux écarquillés par tant d'horreur,
des larmes coulant sur mes joues, je priai ardemment pour qu'il perde très vite
connaissance. Depuis, il m'arrive encore souvent de me réveiller la nuit en
hurlant. Depuis plus de 50 ans, cette scène repasse inlassablement devant mes
yeux. Je n'oublierai jamais cet assassinat barbare de mon amour. Sous mes yeux,
sous nos yeux. Car nous fûmes des centaines à être témoins…"
nous raconte-t-il les larmes aux
yeux. Depuis cette époque, il a une peur bleue des chiens.
Après
6 mois de détention, en novembre 41, Pierre Seel est transféré dans le
Reich Arbeitsdienst. Considéré citoyen allemand du fait de l'annexion de
l'Alsace-Lorraine, il est ensuite incorporé de force dans l'armée allemande et
envoyé au front en Yougoslavie et en Russie le 15 octobre 1942.
"Donc, la guerre à 18
ans et demi, et sous l'uniforme allemand… Servir dans la Wehrmacht a été par
moment plus difficile moralement et physiquement que le camp de concentration.
Il fallait tirer sur les alliés russes, et nous souffrions énormément du
froid."
Pendant l'hiver 44, il déserte
les rangs de l'armée allemande, en compagnie de son lieutenant et se rend aux
Russes.
"Qu'allait-il advenir
de moi ? Pour essayer de survivre dans cette nouvelle situation, il me fallait
à nouveau changer d'identité. Qui étais-je ? Alsacien ? Français ? Allemand ?
Etais-je traître ? Déporté ? Prisonnier ? Déserteur ? J'étais pour l'instant
celui qui tentait d'échapper aux balles d'un conflit où je n'avais pas ma
place… J'avais échappé à la torture de la Gestapo, à l'internement de
Schirmeck, aux corps à corps de Croatie, aux bombes de Berlin et de Grèce, au
mitraillage de Smolenck et aux rafales russes lors de ma désertion, et j'allais
finir ainsi sous les balles russes, celles des libérateurs de la moitié de
l'Europe, aussi absurdement ?…"
Hiver 44, recueilli par la Croix
Rouge, rapatrié par train, Pierre Seel, au bord de l'épuisement mental et
physique parcourut plus de 1.000 km, pour revenir en Alsace. Il fut inscrit
sous le nom de Celle, originaire de Delles, territoire de Belfort, tant la
tension française était forte.
"Cacher que j'étais alsacien
! Toujours ce camouflage, ces demi-véritées, cette obligation du secret."
7 août 45, il arriva enfin à
Paris, il fut enrôler comme secrétaire pour l'enregistrement de cette marée
humaine, qui n'arrêtait pas de déferler de toute l'Europe. Pierre Seel rentra
enfin en Alsace avec les tous derniers…
"… dans mon cas, il
n'était pas question de tout dire (aux journalistes). Je commençais déjà à
censurer mes souvenirs et je réalisais qu'en dépit de mes attentes, en dépit de
tout ce que j'avais imaginé, de l'émotion du retour tant espéré, la vraie
Libération, c'était pour les autres."
De
retour à la vie civile, le cauchemar a continué : les années de honte, le mur
de réprobation dressé devant lui, l'homosexualité inavouable, la décision de
mener une existence "comme les
autres", le mariage et la vie réglée.
"L'homosexualité était
synonyme de honte et de péché mortel dans la société catholique et bourgeoise
d'après-guerre."
Mais aussi, l'homosexualité en
France a été pénalisée sous le gouvernement de Pétain en 1942, et re-pénalisé
(article 331 du code pénal) à la Libération sous le régime du Gal de Gaulle. En
1960, l'amendement Mirguet classe l'homosexualité "fléau
social" et donne au gouvernement le droit
de légiférer par décret pour la combattre. Ce n'est qu'à l'arrivée au pouvoir
des socialistes en 1981 que les autorités françaises ont cessé de ficher les
homosexuels.
Quant à l'Allemagne, le fameux
paragraphe 175 du code pénal qui punissait l'homosexualité - à l'origine de
l'arrestation de Pierre Seel - a été abrogé, lui, en 1969.
Pour
tenter d'oublier son ami Jo et des penchants affectifs qui faisait de lui un
paria, vis-à-vis de la loi française, après 4 années de solitude, de
chuchotements et du décès de sa mère, (la seule de la famille qui recueillit
tous ses souvenirs), Pierre Seel décide de se marier avec une catholique et
espagnole, le 30 septembre 1950.
"Tout se présentait
bien. Mais pourquoi nous installâmes-nous à Mulhouse ? Et de surcroît dans la
maison paternelle ? Rétrospectivement, je pense que ce fut là une grande
erreur. Car non seulement je ne bougeai pas de mes murs d'enfance, mais nous
couchions dans la chambre où ma mère était morte. Je suis aujourd'hui convaincu
que j'aurais dû fonder mon foyer loin de l'Alsace, et n'inventer qu'à deux
notre vie commune. J'aurais certainement ainsi rendu ma femme plus
heureuse."
Devenu directeur de société, il
restera marié pendant 28 ans et aura 4 enfants.
"Mais je n'ai jamais
oublié ma vraie nature et mon ami Jo. Je pleurais chaque fois que je faisais
l'amour à ma femme. Le spectre de Jo me hantait."
"Pendant 40 ans, j'ai vécu avec un mouchoir sur la bouche",
avoue
Pierre Seel.
Il aura fallu les attaques homophobes de l'évêque de Strasbourg à l'occasion d'une réunion de l'ILGA en 1982 pour qu'il sorte enfin du silence dans lequel il s'était emmuré. Il publie une lettre ouverte pour répondre aux propos offensants de l'évêque qui traitait les homosexuels "d'infirmes", s'exposant ainsi au regard de sa famille, à qui il avait toujours caché son amour des garçons.
Depuis,
de commémoration en conférence et de pays en pays, Pierre Seel se bat pour la
reconnaissance de la déportation des homosexuels par le régime nazi, et dénonce
le traitement qu'ont subi les gays à la Libération, au même titre que les
criminels, ils n'ont pu demander ni indemnisation ni reconnaissance, et se
voyaient forcés de retrouver leur rang de clandestin dans la vie civile.
Certains ont même été remis en prison pour leur vice.
Lorsque
Pierre Seel voit les triangles roses fleuris, qu'il dépose en mémoire des
victimes de la barbarie nazie, piétinés dans plusieurs villes du Nord de la
France ; ou Catherine Trautmann, ex ministre de la Culture, alors maire de
Strasbourg, refuser de lui serrer la main lors d'une cérémonie, on comprend
qu'il soit blessé à nouveau, et qu'il s'indigne.
Lors de
ses récents voyages en Allemagne, Pierre Seel avoue avoir été bien mieux
accueilli qu'en France.
"A Berlin, les autorités m'ont adressé leur pardon. Je n'éprouve pas de haine contre les Allemands. Ils sont plus sensibles aux dérapages fascistes que les Français - ce genre d'incident n'arrive pas là-bas."
Sachant qu'en Allemagne, fort
d'une administration spéciale chargée de la lutte contre l'homosexualité, le
nazisme engendrera 100.000 procédures et 45.000 condamnations pour "lubricité", "onanisme" et "actes contre-nature" -- contre moins de 1.000 peines infligées en 1934.
Depuis son divorce et la parution de son livre, sa famille lui a tourné
le dos.
"Je n'ai jamais vu mes petits-enfants", lâche-t-il, dépité. "Ça me fait mal, ça
continue mon camp de concentration."
Après
le divorce, sa femme a tout gardé, meubles, argent, ainsi que toutes les photos
de son passé.
Et
les agressions continuent…
Pierre
Seel dénonce le climat d'homophobie qui continue à gangrener notre société. En
sus des incidents qui marquent régulièrement les cérémonies françaises de
commémoration auxquelles il prend part, il a été la victime d'agressions
homophobes à plusieurs reprises : menaces de mort, croix gammées ou insultes
peintes sur la porte de son appartement. On peut comprendre son désarroi
lorsqu'on sait que les jeunes générations continuent à grandir dans un climat
où l'homosexualité est occultée, que ce soit dans les livres d'histoire, dans la
cour de l'école ou dans les familles.
Sait-on seulement que les homosexuels ont été dans les premières
charrettes de déportation bien avant et dès la prise de pouvoir en Allemagne
des nazis ? De la destruction de l'Institut pour la Recherche de la Sexualité
de Magnus Hirschfeld en mai 1933 aux centaines d'assassinats (dont celui
d'Ernst Roehm) qui ont marqué la Nuit des Longs Couteaux ? Des directives
sanglantes de Himmler à la création du Département spécial pour la lutte contre
l'homosexualité et l'avortement par les SS ? Des expériences médicales
inhumaines tentées sur les détenus au déni de toute reconnaissance aux victimes
homosexuelles après la Libération ?…
Autant
de faits qui sont étonnamment absents des documents historiques, et qui sont un
affront tant à la mémoire des dizaines de milliers d'homosexuels morts dans les
camps qu'à celle des homosexuels d'aujourd'hui.
"C'est peut-être cela être homosexuel aujourd'hui, savoir qu'on
est lié à un génocide pour lequel nulle réparation n'est prévue",
a
écrit Guy Hocquenghem.
Pierre
Seel ne pourra jamais oublier l'horreur. Mais il a aujourd'hui retrouvé une
certaine sérénité et une épaule sur laquelle se reposer. Depuis 12 ans, il vit
avec son ami Eric, qui a créé un chenil à Toulouse. Le couple a même récemment
fait l'acquisition d'un Rottweiler et d'un Berger belge.
"Pendant les quarante ans qui ont suivi la mort atroce de mon ami
Jo, je n'ai pas osé toucher un chien", confie-t-il. "Mais grâce à mon ami, j'ai pu vaincre ma peur. Ma chienne Nina
est aujourd'hui un bonheur quotidien."
Depuis
la parution de ce livre magnifique, émouvant, bouleversant, qui vous apporte, à
sa lecture, des larmes aux yeux, qui vous prend aux tripes, qui ne peux vous laisser de marbre…
Pierre Seel a renoué avec la
deuxième génération, notamment sa nièce ; néanmoins, le reste de sa famille lui
reproche toujours et encore ce qu'il a fait subir à ses proches, du fait de son
homosexualité.
Pierre est mort il y a 2 mois désormais, seul et une grande injustice me saissi quand me vient la parution de cet article. Témoigner et témoigner encore, tel est mon devoir face à cette vie qui nous l'ordonne par son histoire si surprenante et Pierre était un battant.
Une lumière
d'espoir brille dans la nuit pour tous et tous ces déportés homosexuel-les en
Europe…
Le Bundestag, la chambre basse du Parlement allemand, s'est
officiellement excusé le 7 décembre 2000 auprès des homosexuels persécutés sous
le nazisme et encore condamnés par le code pénal allemand jusqu'en 1969.
"Le
parlement est persuadé que l'honneur des victimes homosexuelles du nazisme doit
être reconstruit et s'excuse des atteintes portées jusqu'en 1969 aux citoyens
homosexuels dans leur dignité humaine, leur épanouissement et leur qualité de
vie",
ont
affirmé les députés dans une motion déposée par le parti social-démocrate (SPD)
et les Verts au pouvoir, puis adoptée à l'unanimité. Le Parlement a également
engagé le gouvernement à présenter un rapport sur l'indemnisation des victimes
homosexuelles du nazisme. Entre 5 et 10.000 homosexuels ont connu les camps de
concentration.
Une circulaire établie par le 1er
Ministre de l'époque, Lionel Jospin, où il était demandé aux préfets d'indiquer aux
associations homosexuelles qui ont manifesté le désir de participer aux cérémonies
officielles et de déposer une gerbe "pour rendre hommage à
leurs aînés" qu'elles "peuvent se joindre, comme tout citoyen, à l'hommage que la France
rend chaque année aux victimes du nazisme, et les autoriser, le cas échéant, à
déposer une gerbe de fleurs après les cérémonies officielles". Les choses bougent actuellement mais le combat est perpétuel