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Riposte - le journal de Bertrand D.
31 décembre 2005

Perplexité culturelle

y__bon_banania_y_coca_cola"Des amis africains me racontaient dernièrement leurs découvertes au pays des fromages blancs. Avec une courtoisie suave, inconnue chez nous. Le plus âgé, Amédée, à peine inscrit dans une école supérieure, avait entrepris une promenade avec un ami de son village pour faire connaissance des lieux et des gens. Ils se tenaient par la main. Il ne leur a pas fallu longtemps pour sentir qu'il y avait comme un raidissement dans l'air... Un récent condisciple, jeune homme bien de chez nous, leur posa carrément la question de savoir si l'anguille était sous la roche, ce qu'à mon intention, Amédée traduit par cette figure de style allusive : il me fit comprendre que cette attitude avait en Europe une connotation spéciale.
Et moi de rire : je connais, pour en avoir été soufflée, cette aisance africaine dans la proximité physique, qui nous pose à nous d'insurmontables problèmes d'interprétation. Au cours d'une autre soirée passée avec des comédiens zaïrois, j'avais vu l'un d'entre eux, adulte rassis, jouer délicatement avec la main de son vis-à-vis, abandonnée sur la table. Les préférences sexuelles de mes semblables me sont aussi indifférentes que la couleur de leurs chaussettes, sauf évidemment quand j'ai un intérêt dans l'affaire : ce n'est pas du tout le soupçon d'homosexualité qui me choqua (moi, tu parles !!), je n'y pensais même pas, mais bien cette audace impossible chez nous, de deux adultes qui ne se rétractaient pas, horrifiés, au contact de la peau de l'autre et au contraire, semblaient le chercher. À la réflexion, évidemment, quelle audace peut-il y avoir à jouer avec les doigts d'un camarade ? Amédée à qui, pour faire pendant à la sienne, je venais de raconter mon histoire, précisa alors de sa voix lente que tout ça est d'autant plus drôle qu'il ignorait complètement ce que signifiait l'homosexualité et que c'est en débarquant ici qu'il découvrit le concept.
Autour de la table, les autres confirment d'un hochement de tête. Stupeur. Je veux dire : chez moi. Je ne peux tout simplement pas le croire. Alors quoi, tout ce que j'ai appris, intégré, digéré serait faux ? Cette curieuse ignorance de la diversité des penchants sexuels serait-elle le résultat de l'évangélisation forcée, mais comment comprendre : le catholicisme s'efforce d'abord et avant tout de donner à ses adeptes le sens du péché... les curés n'ont pas de mission plus pressante que d'enseigner aux catéchumènes toutes les formes imaginables d'infractions aux capricieuses volontés du Tout-Puissant : combien d'angelots ont découvert les délices de la masturbation après en avoir reçu le mode d'emploi au confessionnal ? Bref, pas de bornes à ma perplexité.
En face, Daniel, au doux sourire d'enfant, se met à rire : Moi, en Belgique, ce qui m'a le plus choqué... je ne peux pas comprendre, c'est dans le train ! On entre, c'est un tout petit espace, un compartiment, on est assis les uns sur les autres, embarqués pour cent kilomètres... et rien ! Pas un mot, pas une question, pas un geste ! On ne se parle pas, on ne se touche pas, on ne se voit pas. Il rit, mais quelque chose me dit qu'il a dû traverser des moments d'irréparable détresse, seul, au milieu de notre morne foule.
Amédée devine mes pensées et s'interpose :  Il faut dire que nous perdons rapidement nos repères culturels et que nous contractons les vôtres. Avant, je ne pouvais pas recevoir un petit gâteau, comme on en cuit chez nous, sans commencer par le partager entre tous les amis présents. Sans réfléchir, parce que c'est comme ça qu'on vit. Aujourd'hui, j'achète mon sandwich et je le mange tout seul, les autres n'ont qu'à faire pareil.
Le gâteau africain a un énorme défaut, c'est qu'il est trop petit. Notre sandwich sous plastique, une qualité : c'est qu'il est immangeable. Il ne faut pas nous idéaliser, exhorte Amédée, rompu aux déversements de culpabilité occidentale, il faut rester réaliste.
Réaliste, d'accord, mais pour l'être, il faudrait d'abord connaître la réalité. Contrairement à tout ce qu'ils prétendent, les Européens en sont de moins en moins curieux. Sans émettre de protestation, ils acceptent de gommer ce qui faisait d'eux les enfants de ce monde pour se fondre dans les statistiques et couper l'une après l'autre les passerelles qui les reliaient à l'autre rive. Celle de l'incontournable matière. Celle de ce qui est. Celle des vivants.
Et pour faire bonne mesure, les Africains feraient bien de réfléchir au modèle occidental qui semble tant les fasciner : il est en train de démontrer brillamment son inaptitude à l'existence."

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